lundi 4 août 2014

[Édito] En finir avec la théorie du genre

Bon, j’ai envie d’écrire des tartines. De structurer un peu tout ce que j’ai envie de dire sur le sujet. Plein de choses ont déjà été dites à ce sujet, bien mieux que ce que je peux espérer faire ici. Mais il y a un côté cathartique à le faire, déjà : ce que je mets par écrit ici c’est ce qu’à de nombreuses reprises j’aurais voulu pouvoir dire. Par ailleurs, étant données les maladresses dont font encore preuve la plupart des gens qui prétendent parler publiquement de ce sujet, je me dis que la répétition a ses vertus. Enfin, peut-être que de l’écrire, moi, me permettra de toucher des gens qui me connaissent, et qui seraient sinon passés à côté de ces articles mieux écrits susmentionnés.



Commençons, comme il se doit, par une analogie aussi courte que subtile (ahem). Quand vous connaissez un petit peu un domaine, il est courant que des personnes de votre entourage (famille, amis) vous demandent des conseils ou des astuces. Cas classique : l’informatique. On a tous déjà eu à répondre à des questions qui nous font sourire car leur formulation utilise de manière inappropriée le vernaculaire, révélant ainsi une touchante naïveté. “Un virus m’a désinstallé l’Internet !” peut ainsi signifier quelque chose d’aussi simple que “l’icône sur laquelle j’ai l’habitude de cliquer n’est plus visible sur le bureau”.

Imaginez maintenant que, lors d’une visite, cette personne qui vous demande votre aide s’emporte, face à un problème, contre “le méchant complot des pirates informatiques biélorusses albinos”. Votre réaction sera probablement quelque part entre l’incrédulité et la stupéfaction : qui sont supposés être ces méchants pirates biélorusses albinos ? “Ben tu sais bien, enfin, le complot des méchants pirates biélorusses albinos qui veulent désinstaller nos Internets et désauvegarder nos documents Word ! Y’a des associations qui luttent contre ça, y’a eu un reportage à la télé, j’ai des amis qui militent contre, c’est super grave.

Tout incrédule que vous êtes, la seule chose que vous parvenez à bredouiller, c’est “mais il n’y a pas de complot de pirates biélorusses albinos !” Mais en face, la personne insiste : les médias en parlent depuis des mois, c’est donc forcément qu’il y a quelque chose de vrai, non ? Et face à une telle conviction, à bout de souffle et d’arguments, vous commettez un faux pas, un crime de lèse-argumentation, vous utilisez l’argument d’autorité : “nan mais c’est mon domaine, je sais de quoi je parle”. Parce que vous ne voyez juste pas quoi dire d’autre…



Toute cette verbeuse analogie n’avait pour but, vous l’aurez compris, que d’annoncer le point de départ de tout mon propos : il n’existe PAS de théorie du genre, ou du “gender”. Non. C’est là tout mon propos, révélateur d’à quel point les débats se sont écartées des idées de fond pour se cristalliser sur des points périphériques montés en épingle…

Si vous venez de penser “ben… si, pourtant, la théorie du genre existe ?”, je ne peux vous blâmer, mais j’ai une mauvaise nouvelle : presque tout ce qui a été dit du sujet est à peu près du même ordre que le fantasme du complot des pirates informatiques biélorusses albinos. Si vous avez du mal à me croire, je vous prie de lire la suite, de me laisser une chance de développer : j’ai bien conscience que si toutes vos convictions sur le sujet, quelles qu’elles soient, reposent sur l’existence d’une fameuse “théorie du genre”, mon affirmation péremptoire doit vous paraître un peu dur à avaler : ne suis pas en train de vous accuser d’avoir tout faux ? Hé bien, non : mon but n’est pas de remettre en cause vos opinions, juste de démêler le vrai du faux dans les argumentaires usuels ainsi que vous montrer à quel point certains débats sont juste totalement à côté de la plaque (ces pirates biélorusses sont-ils vraiment TOUS albinos ?).

C’est le principe de la déconstruction : on va repartir de ce qui est, de ce qui existe, de ce qui est factuel et incontesté, et on va voir comment on en est arrivé à la construction de cette imaginaire théorie. Mon but n’est pas, encore une fois, de vous faire changer d’avis sur ce genre de sujets, juste de dénoncer quelques amalgames maladroits qui compliquent le débat et sont blessants pour les personnes concernées.



Repartons donc du tout début. A l’origine, il y a les études de genre. Il s’agit d’un champ d’études, d’un sujet de recherche, qui s’intéresse à la construction sociale et culturelle de l’identité de genre. Et qu’est-ce que le genre ? Pour en donner une définition très rapide et incomplète : il s’agit de l’identité sociale (homme / femme) par opposition au sexe biologique (gonades mâles / femelles). Nos sociétés occidentales ayant historiquement une culture dans laquelle il y a une bijection nette entre sexe et genre (pénis <=> homme, femme <=> vagin), l’utilité de cette différenciation n’est pas toujours évidente.

Mais d’une part, toutes les cultures ne fonctionnent pas sur un système binaire de genre : l’hébreu ancien a six mots différents pour exprimer les différentes facettes de l’identité de genre. La Thaïlande, qui n’a pas de passé judéo-chrétien, a toujours reconnu un troisième genre. Par ailleurs, réduire le sexe biologique à mâle / femelle, c’est ignorer tous les cas intermédiaires (dont j’ai déjà parlé).

Mais surtout, cette distinction permet de faire la part des choses entre ce qui est de l’ordre de l’inné, du biologique, et de ce qui est de l’ordre de l’acquis, du social, du culturel. Pour prendre un exemple aussi bête que caricatural : le bleu pour les petits garçons, le rose pour les petites filles. Cette convention est de l’ordre de la vérité universelle aujourd’hui, comme si biologiquement un deuxième chromosome X prédisposait au rose pétant. Il y a un siècle, en France, pas si loin de nous, on estimait que le rose était une couleur énergique, virile, forte, une couleur pour les héritiers mâles, alors que bon, le bleu, c’est pale, c’est froid, c’est la couleur de la vierge Marie, c’est bon pour les filles… Comme quoi cet élément de construction des identités hommes / femmes est bien culturel et non biologique.

(En pratique, on ne peut pas considérer le biologique sans le culturel : il y a évidemment interactions entre les deux : des aspects biologiques inspirent des éléments culturels, qui à leur tour ont une influence sur les critères de sélection donc sur les gènes transmis… Voir par exemple à ce sujet le documentaire “pourquoi les femmes sont-elles plus petites que les hommes”.)



Mais donc voilà : les études de genre visent à explorer, en gros, ces simples questions : c’est quoi être un homme, c’est quoi être une femme ? Que veulent dire ces mots ? Ce n’est pas la même chose d’être un homme en France en 2014 que d’être un homme en France en 1930, que d’être une femme en Biélorussie au milieu du XVIII° siècle.

Ces éléments là sont factuels et à peu près universellement acceptés : qu’il y ait une composante sociale aux identités genrées, c’est, il me semble, incontestable. Même dans le camp des gens “hostiles à la théorie du genre” ce n’est pas remis en cause : le collège des évêques de France, dans son compte-rendu d’il y a quelques mois (dont je ne retrouve pas le lien, si une âme charitable l'a sous la main je suis preneur), a souligné que cette notion relevait “du bon sens”. (Point intéressant : leur compte-rendu mentionnait le fait que le terme “théorie du genre” était impropre, et suggérait une alternative en la forme de “idéologie du genre”, ce qui n’est pas plus juste mais qui est intéressant, j’y reviendrai.)



Les études de genre, dont tout part, peuvent elles alors être accusées de parti-pris ? Sont-elles le berceau d’une “idéologie du genre” ? Pour faire court : non. C’est un domaine de recherche et d’analyse. Ces analyses sont factuelles et documentées. Il n’y a pas de croyance fondamentale qui sous-tend les recherches effectuées, et c’est pourquoi il n’existe pas de “théorie unificatrice”, une grande théorie qu’on appellerait “théorie du genre”.

Ceci-dit, il est vrai qu’il y a une certaine corrélation entre intérêt pour les études de genre et opinions progressistes ; historiquement, les études de genre n’ont jamais été très loin des combats féministes. Je pense, mais je m’avance peut-être, qu’il ne faut pas voir pour autant un biais des études de genre en elles-mêmes. A mes yeux, l’un des éléments qui pourrait expliquer un peu cette corrélation est le prix élevé du “ticket d’entrée” des études de genre.

S’y intéresser implique en effet de remettre en cause des trucs tellement omniprésents qu’on les croit des vérités universelles. Je ne sais plus où j’ai lu la phrase “le bon sens n’est rien d’autre que les préjugés acquis dans l’enfance” ; s’intéresser aux études de genre et aux études connexes, c’est reconnaître que ce qu’on croit savoir sur les hommes, les femmes, la sexualité… est probablement faux. Découvrir ses propres préjugés. Et le coût de cette remise en cause n’est pas nul. Rien d’étonnant, du coup, à mes yeux, à ce que ce soient les personnes qui souffrent du statu quo (femmes, personnes LGBT…) qui, le plus facilement, remettent en cause ces préjugés qui les blessent. L’attitude conservatrice de “pas touche à mes stéréotypes” est bien plus facilement défendable lorsqu’on n’en est pas soi-même la cible.



Du coup, voilà : on a les études de genre, un sujet de recherche et d’études. On a le “genre”, outil d’analyse, définition communément acceptée. Comment en est-on arrivé à ce terme de “théorie du genre” ? Et qu’est-ce que cette fameuse théorie, aux dires des gens qui croient en son existence ? Il est intéressant de noter, au passage, que cette “croyance” lui confère, au final, une certaine forme d’existence : elle n’existe pas stricto sensu, mais ça ne l’empêche pas d’avoir un indéniable “poids” culturel.

Exactement au même titre que le terme “idéologie du genre”, le terme de “théorie de genre” est en réalité un terme générique, un fourre-tout, un épouvantail, inventé par l’extrême-droite catholique (pas d’amalgames de ma part : je parle simplement de cette frange de l’extrême-droite qui s’appuie explicitement sur des opinions catholiques qu’on peut qualifier d’intégristes sans exagération ; pensez Civitas). Le terme sert en fait, comme dans n’importe quelle bonne théorie du complot, à désigner Leur “agenda”, Leur “idéologie”, à ces Ils ou Elles abstraits qui veulent imposer leurs opinions nauséabondes au brave peuple qui n’a pas conscience du danger.

Le terme est d’ailleurs extrêmement récent : un peu de spéléologie Google montre que le terme est quasi inexistant avant 2011. J’en trouve une trace ou deux fin 2009 sur certains des sites les plus extrêmes de ce qu’on surnomme la “fachosphère”, mais Google Trends montre bien qu’avant 2011 le terme était quasi-inutilisé. A titre de comparaison, les études de genre datent des années 70.



Vous doutez de ma définition de la “théorie du genre”, en tant qu’élément d’une théorie du complot ? Peut-être en dressé-je un portrait qui ne ressemble pas à ce que vous en connaissiez, plus extrême ? En ce cas, à titre d’exemple, voici quelques aberrations qui lui ont été attribuées le plus sérieusement du monde.
  1. On va apprendre aux enfants à se masturber à la maternelle, avec des sextoys d’exemple.
  2. Leur but est de rendre tous les enfants transsexuels ou homosexuels, ce qui entraînera la fin de notre civilisation.
  3. Les pédophiles veulent brouiller nos repères moraux et perturber nos enfants pour en abuser en toute liberté.
  4. C’est un complot islamo-gauchiste pour détruire notre culture.
C’est le genre d’arguments que déploient des groupes comme Vigigender et le collectif Journée de Retrait de l'École. Et c’est cela, la “théorie du genre” : l’épouvantail auquel reprocher des horreurs. S’y mélangent, pêle-mêle, de vrais débats de société (luttes contre le sexisme et les discriminations) et les fantasmes les plus abjects, pour donner un résultat incompréhensible. Qui a vraiment lu le programme de feu les ABCDs de l’égalité ? Et qui, l’ayant lu, y a vraiment trouvé quoi que ce soit de discutable ?

Ce qu’illustre très bien ce phénomène, assez triste, c’est le glissement progressif des éléments de vocabulaire des extrêmes. La même chose a été particulièrement observée en ce qui concerne le terme de “français de souche”. Ce terme un peu absurde, censé désigner les gens “100% français” par opposition aux “descendants d’immigrés” (comme si cette notion avait réellement un sens), est une création de l’extrême-droite. Mais, en quelques années, il s’est propagé, au point d’être presque entré dans le vocabulaire courant. La “théorie du genre” a suivi le même circuit : à force de lui attribuer des buts fantasmés derrière toute tentative de progrès social, le terme a été repris, diffusé…



Mais donc voilà : il n’y a pas de complot mondial de gens plein d’intentions mauvaises, il n’y a pas de grande idéologie ou de grande théorie manipulatrice. S’il n’y avait qu’une seule chose à retenir, à mes yeux, c’est que derrière ces recherches factuelles, ces outils d’analyse et ces débats, il y a surtout, surtout, avant tout, des gens. Des êtres humains. Des personnes. Avec leur histoire, leur sensibilité. Des gens pour qui ces notions, ces sujets, ne sont pas tant des éléments de débat que des éléments de compréhension, fondateurs de l’identité. Des gens que les amalgames, que les maladresses blessent. Qui n’aspirent à pas grand chose de plus que dignité, droits, et respects.



Pour aller plus loin, de la lecture et des références :

1 commentaire:

  1. Je conteste TON utilisation de Google Books ! Il trouve des tas de vieux livres comme "Une théorie du genre grammatical", ou "la théorie du genre romantique", qui ne comptent bien sûr pas. :)

    Alors... pourquoi je conteste ce terme de "français de souche". D'une part, sa définition est floue : c'est donc supposé définir les gens "100% français". Mais ça veut dire quoi, ça ? Descendant en ligne droite des Gaulois ? Et si tu descends en ligne directe d'un soldat romain qui s'était installé dans le coin, tu n'es donc pas "de souche" ? Par analogie : un américain "de souche", c'est un indien ou un descendant d'expat irlandais ? Et du coup, c'est au bout de combien de générations dans le même pays (pareil, notion flou : y'a des pays dont les frontières changent) qu'on devient "de souche" ? Donc déjà, intrinsèquement, le terme est bancal.

    D'autre part, et c'est là que c'est gênant, le terme est politisé : il est utilisé, à l'origine, et il continue à l'être, pour établir une hiérarchie de valeur, qu'on pourrait résumer à "je suis plus français que toi parce que dans ma famille on est français depuis plus longtemps", ce qui, tu me l'accorderas, formulé comme ça, est ridicule.

    Une fois la nationalité acquise, une personne qui a la nationalité française a les mêmes droits et mêmes devoirs que n'importe quelle autre ; distinguer entre les "de souche" et les "issus de l'immigration", c'est remettre en cause, ne serait-ce qu'implicitement, ce principe.

    Et sinon, il y a un grand complot mondial. Juste, c'est pas celui-là. :)

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