Certaines images, certaines situations, certains types de lieux sont tellement profondément ancrés dans notre culture que, même sans jamais avoir vu ou expérimenté quoi que ce soit qui s'en approche de toute notre vie, nous sommes capables de les imaginer, de les voir, de les ressentir, de les invoquer. C'est peut-être d'ailleurs parce que ces éléments n'existent en réalité qu'à travers notre culture et notre perception que nous pouvons les imaginer, et que confronté(e)s à leur réalité nous n'y reconnaîtrions pas ce que notre imagination a créé...
Bref, imaginez-vous sur une route perdue, au milieu d'un paysage désertique, quelque part dans le sud des États-Unis, alors que la nuit tombe. Vous roulez, tout droit, sur cette grande route interminable aussi droite que vide, seul(e) dans votre voiture. Vos oreilles sont tellement habituées au ronronnement monotone du moteur que c'est presque comme s'il n'y avait aucun bruit. Afin de rompre ce silence, de remplir le vide, de lutter contre la somnolence et d'éloigner la solitude, vous allumez la radio.
Vous tombez presque tout de suite sur la radio associative du petit village du coin, qui ne doit pas être très loin de la route sur laquelle vous êtes. À la fin du morceau qui passait, l'animateur, seul (lui aussi) dans son studio, prend la parole, de sa voix grave, lente, calme et posée. Tranquillement, il vous narre les faits divers et les annonces de sa petite ville, commente l'actualité, puis remplace la météo par un autre morceau de musique de son choix, sans jamais se départir de son calme. Et tandis que vous continuez à rouler, son monologue vous accompagne, sa chaude voix grave vous enveloppe, vous donnant l'illusion, pour un petit moment, de ne plus être seul, d'appartenir, temporairement, à cette communauté dont vous ignoriez tout quelques heures auparavant.
- Welcome, listeners. Welcome to Night Vale.
Night Vale, ou plus exactement Welcome to Night Vale, est un podcast bimensuel d'une vingtaine de minutes à chaque fois. Chaque épisode correspond à l'émission d'un soir de Night Vale Radio, la radio associative susmentionnée. Le narrateur, Cecil Baldwin (interprété par l'acteur / doublure du même nom) y raconte l'actualité de la petite ville désertique de Night Vale. Une trentaine d'épisodes sont déjà sortis ; tout est disponible gratuitement sur iTunes, sur SoundCloud...
Ce qui est le plus marquant, de prime abord, c'est cette ambiance que j'essayais de "mettre en image" ci-dessus. Le format, uniquement audio, à l'instar de certaines aventures très connues du public (geek) francophone (Le donjon de Naheulbeuk, Reflets d'Acide...), crée une forme d'immersion que tout autre média viendrait corrompre. Comme avec un livre, l'imagination de l'auditeur vient prendre le relais et "remplir" l'univers suggéré. Fermez les yeux, et laissez le conteur vous raconter son histoire.
...mais ici, en termes d'histoire, on n'a le droit qu'à des annonces municipales, des publicités, et des commentaires sur certains habitants de la petite ville. Où est l'histoire, où est l'intérêt ? En fait, tout ce qui fait Welcome to Night Vale, c'est que cette ville est... bizarre.
"If you see something, say nothing and drink to forget." |
Car, déjà, la ville de Night Vale ne nous est pas exactement contemporaine. La familiarité de ses habitants avec toutes sortes de menaces ou d'entités non-humaines laisse suggérer qu'il s'agit d'un futur "pré-apocalyptique" proche. Ensuite, rien dans Night Vale ne semble normal. Un avion se matérialise dans le gymnase du coin pour disparaître presque immédiatement ; des êtres humanoïdes encapuchonnés aux pouvoir étranges se baladent dans la ville et il est dans l'intérêt des habitants de ne pas trop les regarder dans les yeux ; la municipalité rappelle que le nouveau parc est interdit aux animaux, qu'il est interdit aux humains, et d'ailleurs qu'il est interdit de le regarder le parc, et qu'en fait il est même préférable de ne pas y penser du tout. Parfois, dans le ciel, des lueurs inexpliquées.
Tant la ville que les événements qui s'y produisent sont inspirés des écrits de Lovecraft. On y retrouve un côté très sombre, presque cruel, et résolument absurde, teinté cependant d'une touche d'humour surréaliste. Et, au milieu de ce chaos, la voix tranquille et imperturbable de Cecil. Toutes les horreurs absurdes qu'il peut raconter sont nuancées par son calme, par son détachement, comme si rien n'était vraiment anormal et que rien, au fond, n'était vraiment grave. Entre les rapports de la police sur le dernier incident en date, Cecil nous lit les prévisions hebdomadaires de la couleur du ciel, ou fait des listes de mots dignes d'un inventaire à la Prévert.
Et la magie opère. On se laisse bercer par sa voix, on écoute les projets de la ville de construire un port en plein désert pour attirer les touristes, on écoute le chaos qu'a causé un nuage brillant et fluorescent au dessus de la ville. Le calme et la confiance dans sa voix rendent l'absurde drôle, effacent la cruauté gratuite des événements. On se laisse bercer par l'histoire de Night Vale et les pauses musicales, et on ferme les yeux.
- Good night listeners. Good night.
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