lundi 30 décembre 2013

Batman: Arkham Series

Je mentionnais dans mon article sur Super Hexagon le snobisme "indie" dont je fais parfois involontairement preuve ; à force de chanter les louanges des jeux indépendants, il m'arrive d'ignorer voire de mépriser certains jeux sous le fallacieux prétexte qu'ils ne sont pas indies, pas "artistiques". C'est un tort qui pourrait me faire passer à côté de vraiment bons jeux.
Ceci dit, il m'arrive, discrètement, en secret, de jouer à des jeux pas indies. Et, pire, il arrive que certains de ces jeux soient vraiment dignes d'intérêt ! Dans le tas, la série des trois récents jeux Batman : Arkham Asylum, Arkham City et Arkham Origins (par ordre de publication).



Pour nuancer tout de suite : non, ces jeux ne sont pas parfaits. Parmi les problèmes les plus évidents, on peut citer les scénarios qui manquent parfois un tout petit peu de subtilité et de cohérence, le gameplay qui réduit parfois un peu Batman à un surhomme brutal et bodybuildé tabassant des méchants par paquets de vingt-cinq...

Ou encore le traitement des personnages féminins ; faire de Catwoman une bimbo en talons hauts, à la combinaison de cuir moulante à moitié ouverte, au déhanché d'un mannequin sur un podium, draguant ouvertement et sans la moindre subtilité tous les autres personnages (y compris féminins), à la rigueur, pourquoi pas : c'est cohérent avec certaines interprétations "canons" (dans le sens "officielles") du personnage. Mais appliquer un traitement équivalent à TOUS les personnages féminins (Talia al Ghul en bimbo blonde qui se déhanche encore plus que Catwoman, Poison Ivy strictement nue à l'exception d'un peu de lierre et d'une micro-chemisette qui ne cache pas grand chose, Harley Quinn en infirmière au décolleté plongeant...) c'est trop, c'est ridicule. C'est un exemple éhonté de "male gaze", vraiment dommage.


Male gaze. 'nuff said.

Ce problème des personnages féminins est en fait symptomatique d'un choix plus profond : la simplification des personnages. A quelques rares exception près, et sans que ce soit nécessairement une mauvaise chose (j'y reviendrai), chaque personnage est une caricature de lui-même, réduit à la simple expression de son trait de caractère dominant. Batman n'est que sérieux, froideur et détermination, le Pingouin n'est qu'égoïsme et sadisme ; peu de place pour la nuance.

Ceci étant dit, ces problèmes ne rendent pas les jeux de la série totalement mauvais ; ils en limitent juste la profondeur apparente à du premier degré pas très très subtil. Mais ce qui fait le premier plaisir primaire de ces jeux, c'est que la série a été faite pour et par les fans qui ont grandi avec les dessins animés : le scénariste des jeux n'est autre que Paul Dini, scénariste du dessin animé sus-cité. On y incarne Batman, on récupère de l'équipement sophistiqué dans la batcave, et on part en batwing ou en batmobile affronter le Joker et les autres méchants très méchants à grands coups de batarangs. C'est ce plaisir un peu puéril d'incarner Batman, bien plus immersif que de simplement le voir de l'extérieur au cinéma. Et tout l'univers des jeux est vraiment celui du dessin animé, en bien plus sombre : les fans ont grandi. Cerise sur le gâteau, dans les premiers jeux, certaines voix (dont celle de Batman et celle, inimitable, inégalée, du Joker) étaient doublées par les doubleurs d'origine du dessin animé.


Gotham City
Et, par ailleurs, les graphistes, les animateurs et les level-designers ont fait un boulot de folie ; ces jeux sont beaux. Je m'arrêtais parfois au milieu juste pour regarder le détail de certains bâtiments, de certaines pièces. La ville de Gotham a une grande importance dans l'univers de Batman, de par l'atmosphère qu'elle crée ; et de ce point de vue, c'est une réussite totale. La ville a un aspect grandiose mais décadent, dans un style un peu à la Burton très réussi. De plus, à l'exception du premier jeu, la série donne au joueur la capacité de s'y déplacer à toute vitesse, à grands coups de grappin de corniches en gargouilles : une expérience grisante.

Bref, si on s'arrête au premier degré, la série Arkham, c'est, encore une fois, juste ça : incarner Batman, planer à travers la sublime et sinistre ville de Gotham, arrêter des grands méchants à grands coups de tatanes dans la margoulette... c'est un peu puéril mais grandement satisfaisant.

Mais ce n'est pas ça qui fait, à mes yeux, le vrai intérêt de la série. Toutefois, pour aborder ce que j'y trouve de vraiment génial, il me faut aborder des moments clefs de l'intrigue. Si vous comptez jouer aux jeux et que vous ne voulez pas vous faire dévoiler le scénario, je vous déconseille de lire ce qui suit.


Vous êtes prévenus.

Toujours là ? Bien.

Comme je le détaillais plus haut, les personnages sont monolithiques, enfermés dans leur propre caricature. Batman lui-même, typiquement, est sinistre : concentré, fermé, dédié... Il ne lâche jamais un merci à Oracle ou à Alfred ; quand ce dernier manque de mourir dans Origins, il le défibrille vite fait, le replace devant l'ordi, et repart aussitôt à la poursuite du Joker. Hop. Le jeu se veut sombre, et sérieux. Toutefois, de manière discrète, les développeurs ont caché une deuxième lecture du monde de Batman, plus critique, plus sarcastique, plus intimiste...

(Je ne compte pas dans le lot, même si c'est techniquement une blague inattendue au second degré, la probabilité infinitésimale qu'ont les ennemis, quand ils voient Batman et se jettent sur lui, de crier "Nananananana BATMAN!!!"...)




En premier exemple, Anarky. Dans le jeu, le personnage d'Anarky est une caricature d'ado communisto-anarchique qui prône le rejet des institutions... et qui a installé des bombes dans la ville pour faire bonne mesure. Une fois les bombes désamorcées, Batman désarme et menotte Anarky, et le laisse attaché à attendre la police. Toutefois, si au lieu de repartir continuer l'aventure, le joueur reste près d'Anarky, celui-ci se lance dans un long monologue... assez intéressant. Il juge l'action de Batman tout d'abord sous un angle anarchique : un refus de l'autorité, une dénonciation de la corruption, le rejet par un simple citoyen de l'état et de ses institutions... avant d'au contraire, accabler Batman et sa façon de se placer au dessus du reste du monde.
You're a hypocrite. Running around 'dispensing justice'. Telling people what they can and can't do. You're ensuring Gotham's freedom - provided it conforms to your twisted view. Whatever pleases the Bat. That it? You're not a hero, you're a despot. You don't enforce justice, you suppress it.
Tout le monologue est disponible sur youtube, si vous souhaitez l'écouter. J'ai trouvé que, sous prétexte de donner du volume à un personnage secondaire, certains passages de ce monologue tapaient très juste... Batman a en effet un côté supérieur et répressif, borderline fasciste, extorquant aveux et confessions à coups de points... Un petit peu comme un certain Judge Dredd, l'exécution en moins.




En deuxième exemple, Riddler (l'Homme Mystère en français). Son crime, dans Arkham Origins ? Avoir installé un système de relais partout dans la ville, système qui lui permet d'intercepter et d'espionner toutes les conversations. Et ce qu'il compte faire des dossiers ainsi obtenus sur les malversations et histoires de corruption, ce n'est pas de faire chanter ses victimes... mais de révéler publiquement tous les documents obtenus pour que la vérité éclate. Selon lui, le chaos et la prise de conscience générés par ces révélations permettront de nettoyer la ville de la corruption. Le rôle que s'auto-assigne Batman ? Détruire toutes les sauvegardes des dossiers obtenus, bien sûr : faire éclater publiquement la vérité n'est pas une bonne idée, il vaut mieux que Batman aille faire avouer les gens lui-même à coups de poings. Et puis espionner les gens, ce n'est pas bien, explique Batman qui, dans le même jeu, infiltre la police de Gotham pour pouvoir hacker leurs serveurs...

Dans un dialogue avec Batman, Riddler lui explique patiemment qu'ils ont tous les deux le même but, qu'ils œuvrent pour la même cause. Mais qu'au moins, sa méthode, à lui, ne consiste pas à casser les dents des gens pour qu'ils avouent. Que sa méthode n'est pas violente. Là aussi, de la même manière, un personnage totalement secondaire vient entamer sérieusement la légitimité de Batman.




Enfin, tous les jeux de la série portent le nom d'Arkham car leur chronologie suit celle de la fameuse prison (dont le nom vient de la ville éponyme dans l’œuvre de Lovecraft)  : Arkham Origins relate les évènements qui ont amené la ville de Gotham à réhabiliter l'asile, Arkham Asylum narre une révolte des malades / prisonniers prenant le contrôle de la prison, Arkham City raconte la tentative de réinsertion sociale consistant à transformer tout un quartier du vieux Gotham en une gigantesque ville prison.

Mais malgré ça, à mes yeux, Arkham, on s'en fiche. Le personnage central, celui dont on suit l'évolution, qui fait à lui seul les trois jeux, c'est le Joker, et lui seul.




Arkham Origins montre sa "naissance". Les séances de flashback montrent une histoire cohérente avec celle de The Killing Joke : un simple ancien ingénieur qui a tout abandonné pour tenter une carrière comique (sans le moindre succès) se retrouve impliqué dans une action du gang de Red Hood. Pour faire diversion lors d'un cambriolage de l'usine de produits chimiques dans laquelle il travaillait, le gang l'affuble du fameux casque rouge ignoble dans lequel il ne voit pas grand chose. En s'enfuyant, mort de peur, face à Batman, il tombe dans une cuve de produits chimiques qui décolorent sa peau, rendent ses cheveux verts, lui donnent l'apparence qu'on lui connaît, et surtout le font sombrer irrémédiablement dans la folie.
Tous les évènements du début d'Arkham Origins montrent un Joker certes, sadique mais néanmoins complètement chaotique : ses plans, bien que très bien organisés, ne mènent à rien sinon à la mort et à la destruction gratuite. Au moment culminant de l'histoire, une explosion le projette dans le vide depuis le haut d'un gratte-ciel, l'envoyant vers une mort certaine, sans que cette perspective ne tire de lui plus qu'un rire hystérique.

Batman se jette immédiatement dans le vide pour le sauver.

Comme chacun sait, la Règle de Batman est de ne jamais tuer, et de ne jamais laisser qui que ce soit d'autre mourir (une loi absolue, digne d'Asimov). Et il sauve donc le Joker ; il n'a pas le choix. Et comment le Joker le remercie-t-il ? En tuant les deux de ses acolytes qui menaçaient Batman après leur brutal atterrissage.

S'ensuit une séquence double, dans laquelle chacun des deux protagonistes revoit la scène de son point de vue. Batman réalise la faille de sa règle : en sauvant la vie du Joker, il cause de fait la mort de bien plus de gens, à commencer par celle des deux hommes de main, dont il se sent coupable.


Capture d'écran de la cutscene de "l'éveil"

Et de son côté, le Joker s'éveille. Sa vie, qui n'avait ni valeur ni sens, qui n'était dédiée qu'au chaos, prend d'un seul coup de la valeur. Il a trouvé une raison de vivre, il a trouvé quelqu'un selon qui se définir, il a trouvé son némésis, il a fait une rencontre. Cette compréhension, cet éveil, a lieu pendant la tentative de psychanalyse menée par Harleen Quinzel, fascinée par le Joker, et qui prend (tragiquement) pour elle le monologue du Joker sur la rencontre qu'il vient de faire et qui donne un sens à sa vie.

Tout est donc en place pour l'éternelle danse macabre de Batman et du Joker. Bien qu'il y ait autant de Jokers que de scénaristes et de dessinateurs (ce qui est dans une moindre mesure également valable pour Batman), leur antagonisme reste un thème incontournable. Tel le yin et le yang, tout les oppose : l'un tient la vie humaine pour plus sacrée que tout le reste, l'autre n'y accorde strictement aucune valeur ; l'un est perpétuellement sérieux et renfrogné, l'autre éternellement hilare ; l'un est sombre, tout de gris et de noir, l'autre un joyeux mélange de vert, de violet, de jaune, de blanc, de rouge ; l'un est agent de l'Ordre, l'autre un agent du Chaos. Certains auteurs sont allés jusqu'à insinuer voire expliciter une tension sexuelle dans la fascination de l'un pour l'autre (ce que les lecteurs les plus assidus reconnaîtront comme de la kismesissitude).

Dans ces jeux, point de tension sexuelle explicite, mais un jeu permanent du Joker sur les limites de Batman ; à plusieurs reprises, Batman a la possibilité de tuer le Joker, possibilité que ce dernier lui offre, possibilité qu'il refuse. Et le Joker de tuer, tuer, tuer encore, de mettre Batman dans des situations où ses actions décideront de qui mourra et qui vivra.

Dans la terrible séquence de fin d'Arkham Origins, Batman appréhende enfin le Joker, et, furieux, à bout, le frappe, le tabasse, fait pleuvoir sur lui une pluie de coups ininterrompue (que le joueur donne diligemment en appuyant rapidement et répétitivement sur le bouton indiqué sur sa manette). Et pendant tout ce long passage à tabac, le Joker rit, hurle de son rire dément, parce qu'il sait être la cause de toute cette colère, de tout ce conflit interne, de toute cette frustration, cette faiblesse qui s'exprime dans la violence. Et il pousse la provocation jusqu'à suggérer que, peut-être, Batman prendrait plaisir à frapper ? Que ce serait sa raison d'enfiler le costume et le masque ? Se défouler, frapper, taper ?




Tout culmine dans Arkham City. Suite aux évènement de Arkham Asylum, le Joker est empoisonné, mourant. Union ultime, il contamine Batman en lui injectant un peu de son propre sang inecté. Une majeure partie du jeu devient ainsi une longue course contre la montre pour réussir à sauver Batman. Celui-ci réussit, une fois sauvé, à garder une dernière éprouvette d'antidote, qu'il réserve au Joker (alors que pendant ce temps la ville entière de Gotham est en train d'être soumise au poison, et que cette éprouvette est peut-être le dernier espoir de sauver tous les habitants).

Lors de la scène finale, une fois tous les ennemis vaincus, tous les obstacles franchis, Batman s'avance, épuisé. Le Joker se jette sur lui, armé d'un couteau ; dans la mêlée qui s'ensuit, l'éprouvette tombe et se brise, privant ainsi le Joker de son seul moyen de survie. Et alors que Batman prononce doucement les mots "even after everything you've done, I would have saved you", le Joker meurt dans un dernier rire. Le jeu se termine sur un plan de Batman portant lentement son cadavre à l'extérieur, pendant qu'un requiem joue. Une fois le corps déposé avec précaution, Batman part, droit, rigide, sans dire un mot. (Toute la scène de fin est visible sur youtube.)

Une séquence de jeu supplémentaire présente dans un DLC (dans laquelle Robin intervient pour arrêter Harley Quinn, que la mort du Joker a rendue hystérique) montre un Batman distant, dépressif, éteint, renfermé, quasi-suicidaire.




L'idée du Joker comme complément nécessaire à Batman n'est pas nouvelle, pas plus que ne l'est leur éternel duel ; certaines histoires alternatives ont déjà présenté Alfred prenant le rôle du Joker pour combler le vide que sa disparition causait chez Batman. Une autre, bien plus intéressante, imaginait un univers alternatif dans lequel c'est Bruce qui mourrait et non ses parents. Son père, en réaction, devenait Batman ; sa mère, en réaction, devenait le Joker...

Toujours est-il que, dans le jeu, cette "dépendance" sous-entendue vient étayer, là encore, l'un des arguments majeurs des détracteurs de Batman (argument formulé explicitement par Anarky, dans son monologue) : le fait que sa présence et son existence même nuisent plus à Gotham qu'elles ne lui sont bénéfiques. À super-héros, super-méchants ; et c'est à cause de Batman que le Joker commet toutes ces atrocités.

Mais bref, voilà : j'ai bien aimé le nouveau regard que ces trois jeux ont jeté sur ce terrible duo ; en plus d'être sympathiques bien que pas subtils au premier degré, ils ont réussi à incorporer en deuxième lecture plein d'éléments plus intéressants du mythe, dont toutes ces critiques de Batman (qui viennent nuancer l'aplomb avec lequel il dispense la justice).

J'espère juste que pour la futur suite de Arkham City, les développeurs résisteront à la tentation de faire revenir le Joker, qui, mais non, n'était pas mort. Et en même temps je ne peux m'empêcher de l'espérer, parce que, sans lui, sans leur antagonisme, qu'est Batman sinon un robot fasciste creux ?



PS1: pfiou, plus de 2700 mots, je ne pensais pas avoir autant à dire. Plus long que mon article sur Homestuck, ce qui me surprend et me déçoit presque !
PS2 : merci à Raphaël pour sa relecture et ses corrections !

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