lundi 13 janvier 2014

[Édito] Pourquoi j'ai acheté un nœud papillon

Wut, un édito. Encore un truc qu'il est nouveau. Test. Petit disclaimer : je ne vais pas parler ici de jeux vidéo, de films, de livres, de médias. Juste un petit billet d'humeur sur des sujets qui me sont chers : construction sociale des genres, féminisme et déguisement. Tout un programme. Pour ceux qui tomberaient sur ce blog sans me connaître IRL (si tant est que vous existiez), disclaimer supplémentaire, pour le contexte : je suis un homme cisgenre. Oh et aussi, bonne année à tous !

Pour Noël, l'entreprise dans laquelle je travaille a organisé une soirée à thème. Ledit thème était simple : James Bond et Vesper Lynd, la soirée elle-même étant orientée casino. Sans que ce soit une critique du remarquable travail accompli par les organisateurs de cette soirée, j'ai personnellement trouvé ce thème un peu décevant. J'en comprends bien le but : faire en sorte que, pour une fois, les geeks de la R&D troquent leurs jeans et t-shirts pour des costumes ou des robes de soirée. Mais j'ai trouvé dommage qu'une soirée "déguisée", donc par essence propice à une certaine liberté, un certain affranchissement des usuelles contraintes sociales vestimentaires, ait pour thème l'exemple même de la norme genrée rigide : la tenue de soirée. Déçu, mon premier réflexe a été simple : le thème est James Bond et Vesper Lynd ? Soit ! Je serai donc déguisé en Vesper Lynd.

Très vite, l'évidente stupidité de l'idée m'est apparue. Il y a quelque chose de potentiellement profondément sexiste dans l'idée du "déguisement en femme" : porter une perruque, des talons, une robe, et mettre du rouge à lèvres pour se déguiser, c'est faire l'amalgame entre la féminité biologique et la féminité sociale, c'est réduire les femmes à une simple collection de clichés extérieurs superficiels ; on peut certes rappeler que la féminité est bien plus une construction sociale qu'un acquis biologique, mais le terrain est glissant et la démarche au mieux terriblement maladroite. Exit donc, le déguisement. Mais comment alors luter intelligemment contre le triste costume genré ?

Très vite, je revois ma démarche : plutôt que de me "déguiser" en femme, je vais simplement suivre, dans la préparation de ma tenue, les exigences sociales féminines. La démarche devient d'un seul coup totalement différente : exit la ridicule longue perruque par exemple, car ce n'est en aucun cas une exigence sociale. Le but devient de mettre en évidence la disparité des contraintes sociales. Pour ce faire, il me fallait donc :
  • trouver une robe de soirée à ma taille, bien ajustée mais pas trop non plus ;
  • trouver des chaussures à ma taille et apprendre à marcher avec des talons ;
  • apprendre les arcanes du maquillage pour savoir faire le nécessaire le jour J ;
  • me faire intégralement épiler les jambes et les bras, et faire égaliser mes sourcils désordonnés.
En comparaison de ce chemin de croix, les exigences masculines se réduisent à "trouver un costume et savoir faire un nœud de cravate". Sachant qu'en plus, le jour J, une personne était spécialement là pour aider les hommes à mettre leur cravate : la seule contrainte masculine devenait contournable, donc facultative ! En comparaison, ma démarche avait enfin du sens : refuser le costume genré et dénoncer les exigences sociales que subissent les femmes en ce qui concerne leur apparence.

Mais en y réfléchissant (après avoir commencé à chercher des cliniques d'épilation masculine à Paris et m'être étranglé devant le prix demandé), je me suis rendu compte que ma démarche restait toujours problématique, pour plusieurs raisons. La première, la plus simple, la plus évidente, est celle de "l'image". Comment allais-je être perçu, dans un milieu professionnel qui plus est, en arrivant en robe et talons à la soirée ? De deux choses l'une : soit ma tenue "marche" et je cours le risque d'être perçu comme "le type bizarre qui aime s'habiller en femme" (j'y reviendrai), soit (plus probablement) ça ne marche pas, je suis ridicule, et je deviens celui qui "s'est déguisé en femme". Dans les deux cas, difficile de faire passer le sens de ma démarche sans l'expliquer patiemment à chacun. Et même si le fait d'être jugé sur l'apparence est le lot quotidien de beaucoup de femmes, ai-je vraiment envie de me faire la "passionaria" du féminisme à la soirée de Noël de mon travail ?

Par ailleurs, pour revenir sur le "le type bizarre qui aime s'habille en femme" : malgré moi, mener à bien cette idée avait des implications transphobes. C'était véhiculer, en un sens, l'idée que cette démarche d'appropriation des codes féminins ne relève que du "déguisement". Ayant en plus la quasi-certitude d'être ridicule, j'aurais d'autant plus contribué à la marginalisation des personnes en transition, ce qui était évidemment tout sauf mon but...

Pour toutes ces raisons, j'ai fini par renoncer à ma démarche, en me disant qu'à mon niveau, pour faire passer des messages féministes, la plume était probablement plus efficace que la robe, et qu'il y avait des modes d'expression plus appropriés qu'une soirée de Noël au travail. Dont acte.
 
Et pour cette fameuse soirée, j'ai donc acheté un nœud papillon.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

(Les messages sont modérés a priori.)